RAYMOND PETTIBON :
PUNK’S UNOFFICIAL ARTIST

John O'Connor


« C’est comme quand j’entre sur la piste de danse et que tout le monde s’écarte et s’arrête pour regarder. Je ne sais comment je fais. J’espère que je le fais bien. Peut-être pas. »

Cet article aborde les luttes entre :
Les critiques et les commissaires
Les vivants et les morts
L’écriture et le dessin
Les chiens

Raymond Pettibon élève des chiens. Essentiellement des pitbulls et des mastiffs. Ceux-ci vivent dans des cabanes et des chenils au fond de son arrière-cour. Certains sont des chiens « sportifs » qu’il entraîne et fait combattre en Californie du Sud et au Mexique. L’un d’eux est le frère de Bain, un ancien Yojimbo[1] dans le monde du combat de chiens, le sport des rois. « Mentionne Bain à n’importe qui dans le monde du combat de chiens », me dit Pettibon, « et tu t’attires un regard entendu ». 
Pettibon déballe tout cela au milieu d’une conversation qui va de l’histoire du punk rock aux pedigrees des chevaux en passant par la bande dessinée et la critique d’art. À propos des chiens, il donne soudain l’impression d’en avoir révélé beaucoup plus que ce dont il en avait l’intention, alors il change de sujet. C’est comme ça avec Pettibon. Pogotant d’un sujet à l’autre, il se montre, excessivement prudent avec les mots, mais aussi parfois carrément bavard. Cette qualité se retrouve également dans ses dessins.
Né à Tucson, en Arizona, et élevé à Hermosa Beach, en Californie, Pettibon sacrifia sa carrière de professeur de maths dans une école publique pour la vie sans espoir et sans merci d’artiste internationalement reconnu et d’éleveur de chiens de combat. Sa carrière artistique débuta au milieu des années 1970, lorsque son frère Greg, guitariste du groupe punk historique Black Flag, fonda SST Records. Pettibon devint alors l’artiste officieux du label et conçut les pochettes d’album et les affiches de concert pour Black Flag, Minutemen et bien d’autres. Son style, un mélange de dessins figuratifs et de textes à l’encre noire sur papier, est souvent associé avec la contre-culture punk des années soixante-dix qu’il connut dans sa jeunesse. Mais Pettibon vous dira que c’est une simplification grossière.
Bien qu’il résiste vigoureusement à toute tentative de catégorisation de son art, Pettibon reconnaît sa dette envers diverses sources d’inspirations : les bandes dessinées, les films noirs, les livres, la télévision, les icônes pop. Son travail ressemble parfois à un catalogue de moments de la culture pop. Charles Manson, Ronald Reagan, et autres speed freaks tordus et déjantés abondent dans son œuvre, de même que les punks, les hippies, les surfers, les joueurs de baseball, les locomotives et Gumby. Des phrases entières sont prises telles quelles dans des livres – Henry James, Fernando Pessoa, William Blake, la Bible – ou sont reformulées et réinvesties d’un sens nouveau par l’artiste.
Malgré cela, l’œuvre de Pettibon est également profondément personnelle. Chaque dessin est doté d’une étrangeté singulière et semble presque douloureusement révélateur. Considérés individuellement, ces dessins sont comme les instantanés d’un plus vaste récit. L’interview qui suit a été assemblée à partir de deux conversations téléphoniques au long cours que Pettibon m’a accordées depuis sa maison de Long Beach.
—John O’Connor

“LES COMICS SONT SOUVENT D’EMBLEE REJETEES COMME ETANT INUTILES, SEULEMENT POUR ENFANTS, OU MEME NUISIBLES AUX ENFANTS .”

THE BELIEVER: Dans quelle mesure ton oeuvre vient-elle de la scène punk ?
RAYMOND PETTIBON: L’œuvre a précédé le punk. Je ne sais pas si l’on peut réellement remonter aux origines de mon style pour en dégager une quelconque évolution chronologiquement cohérente. Je voulais conserver les écrits, les représentations, les images, les gens et les lieux propres à cette époque, et le faire dans la limite de mes moyens, de mon talent et de mes capacités. Cela m’a conduit à un style proche de l’illustration et de la bande dessinée, qui, je pense, est très utile pour ce que je fais. Et je m’y suis tenu jusqu’à aujourd’hui. Mais mes œuvres viennent aussi des dessins genre dessins humoristiques que je faisais à l’époque. La musique était une chose et l’art en était une autre : je n’avais pas de critères artistiques particuliers. Si tu regardes des vieilles pochettes de disques punk, elles sont principalement dans le style constructiviste russe ou ressemblent à des collages de Heartfield. Il n’y avait pas de look ou de style punk défini. Pas dans l’art du moins. Peut-être dans la mode. Mon travail se résumait à des dessins, fondamentalement des dessins comme ceux que je fais encore aujourd’hui. Ils ne s’accompagnaient d’aucune aspiration à intégrer la scène punk. Ils ne parlaient pas du punk. Il s’agissait seulement d’une collection de dessins que je photocopiais afin de les vendre. Mais on ne pouvait même pas dire qu’ils étaient vendus dans le monde punk. Cela aurait été un public difficile à convaincre. Je les vendais à qui je pouvais. Mais cela n’a jamais été mon but de capitaliser sur le punk. Je ne pourrais jamais réussir en tant qu’artiste commercial. Je n’avais pas le tempérament pour cela et je ne l’ai toujours pas. Je ne dessine, ne peins ou ne fais de l’art que selon mes propres visées. Je préfèrerais faire n’importe quoi plutôt que de l’art commercial. Je ne suis jamais allé dans une école d’art. Faire de l’art comporte pour moi certains avantages, mais pas du tout dans ce sens.
BLVR: Quel genre d’avantages ?
RP: Je suis l’exact opposé d’un artiste commercial qui travaille avec un directeur artistique penché sur son épaule ou avec un quelconque crétin lui disant à quoi son art doit ressembler. Tout le monde pense avoir des idées géniales sur ce à quoi l’art doit ressembler. Je fais ce que j’ai envie de faire et la manière dont je travaille s’accompagne de peu de contraintes, peu importe que j’utilise le pinceau avec de l’encre ou avec de la peinture. Maintenant, je sais que mon art ne sort pas du vide. Je ne suis pas Dieu, mais je travaille en tant qu’artiste et en tant que personne avec mes propres moyens. J’ai probablement plus de pouvoir que Dieu n’en a – quelle que soit sa forme ou s’il existe – parce que je travaille sans l’ambition suprême de vouloir régner sur tout. Je travaille et je m’en fous. Autrement dit, je ne fais pas de l’art avec des illusions grandioses. Je sais parfaitement qu’il y a des limites à ce dont l’art est capable. Cela ne fait que le rendre plus séduisant pour moi.  Et je peux faire ce que je veux, quand je veux. Comparé à un artiste commercial, on reste ainsi maître de son temps et on fait exactement ce qu’on veut. J’apprends encore, mais pas parce que je ne suis pas allé dans une école d’art. Ce n’est de toute façon pas vraiment là qu’on apprend à faire des images.
BLVR: Tu as dit que ton style s’inspire de l’illustration et de la bande dessinée. Les bd et les dessins humoristiques ont eu à l’évidence une grande influence sur toi, mais ton travail est aussi très différent des deux. Quelle distinction vois-tu entre ton art et les bandes dessinées traditionnelles?
 RP: Je ne tiens pas à être défini tant que ça par rapport aux bandes dessinées ou aux dessins humoristiques. Mon travail est plus narratif. Si l’on prend un dessin humoristique basique : il y a toujours une chute ou une blague à la fin, mes dessins ne sont pas vraiment conçus de cette manière. Bien que récemment j’aie fait quelques œuvres à panneaux multiples dans un style bande dessinée et que cette forme ait beaucoup d’attrait pour moi. La bd tend à être disqualifiée à cause de la qualité de l’ensemble de la production, mais cela arrive avec la plupart des formes artistiques. Il n’y a pas de raison, cependant, qu’on ne puisse pas faire quelque chose avec cette forme. Et je ne veux pas dire par là que rien de qualité n’ait déjà été fait.
BLVR: Il semble que les artistes de la bd reçoivent aujourd’hui l’attention d’un public plus large qu’auparavant et que les dessinateurs commencent à être considérés comme des artistes au sens légitime du terme, à l’égal des peintres ou des sculpteurs. As-tu quelque théorie à ce sujet?
RP: Il est normal qu’ils soient reconnus. Mais je ne crois pas que ce soit parce que le dessin s’est amélioré. Regarde quelqu’un comme George Herriman et Krazy Kat : c’est mieux que la plupart de ce qui se fait aujourd’hui. Je pense que la chose tient avant tout au public. Le public s’élargit. Le problème avec les bandes dessinées est qu’il y en a des millions et qu’il y a toute une tradition derrière, de sorte que les créateurs aspirent tous à se fondre en tant que professionnels dans le moule de leurs héros. Il y a des gens qui peuvent te raconter en détail toutes les choses incroyables qui se sont passées dans l’univers de Superman. Bon d’accord, mais il s’agit d’un public très particulier, aux intérêts adolescents (ce qui ne veut pas dire que tout cela n’ait aucune valeur). Les bandes dessinées sont souvent rejetées pour cette raison, parce qu’elles ne vaudraient rien, ou qu’elles seraient seulement pour les enfants, ou même parce qu’elles seraient dangereuses pour les enfants. Ce n’est pas mon opinion. Je pense qu’il est étonnant que l’on ait tout ce nouveau public qui prend finalement les bd au sérieux, comme cela devrait être. Mais même quand j’étais enfant, je ne pouvais pas lire de bandes dessinées et ce n’est pas parce que je me sentais au-dessus. C’est seulement qu’il faut vraiment être concerné, sur le plan émotionnel et intellectuel, voire être pris par tout l’univers qu’elles créent. Sans vouloir paraître méprisant, ce n’est pas ce que j’essaye de faire.
BLVR: Je suis étonné d’apprendre que tu ne lisais pas de bandes dessinées quand tu étais enfant.
RP: Qu’il n’y ait pas de malentendu : j’ai été très influencé par la bd. Ce style de dessin, sans conteste, m’intéressait. Mon style de dessin à moi est pour une bonne part un style de bd, mais il a aussi quelque chose de beaucoup plus évident. Dans les années soixante, faire quoi que ce soit en art, qui ressemblait à de la bd était considéré comme une tentative pour que ton œuvre soit remarquée. Lichtenstein l’a fait avec la trame de points et les bulles de dialogue. La chose a été tellement remarquée, elle était tellement perverse, que de mauvaise grâce on l’a acceptée. Je ne cherche pas à dénigrer Lichtenstein. Mais on ne devrait jamais s’excuser en art, et jamais essayer d’attirer ouvertement l’attention de cette manière. Ce que j’essayais de faire, était de rendre mon travail aussi transparent que possible, sans équivoque, sans qu’il attire l’attention sur lui-même, et sans m’excuser. Dans le monde de l’art, il y a beaucoup de conventions qu’il ne faut pas transgresser, mais mon économie de moyens ne se soumet pas à de telles contraintes. Il n’y a pas de raison de se soumettre. Je n’ai là aucun intérêt déguisé.
BLVR: Te considères-tu comme le père des artistes qui utilisent aujourd’hui la bd?
RP: Non. Je sais qu’on le dit, mais je ne constate rien de tel. Cela serait comme dire que j’ai inventé le « style bd». C’est quelque chose qui existait déjà avant, et que j’ai adapté et emprunté. Je ne vois vraiment aucune influence de mon œuvre sur le travail de quelque artiste que ce soit. Mais je pense néanmoins que j’ai eu une influence sur le fait qu’aujourd’hui on expose des dessins. J’ai eu une influence sur l’économie de la chose. Dans quelle mesure, je ne saurais dire, parce qu’il y en a d’autres qui ont été tout aussi influents, mais je pense qu’il y a maintenant plus d’expositions de dessins qu’il n’y en aurait eu autrement, et qu’elles sont mieux acceptées.

“JE NE VEUX PAS EXPRIMER LA VIOLENCE, LA COLERE OU LA HAINE DANS MON ART ; JE VEUX EXPRIMER LE PARDON.”

BLVR: Les livres aussi ont eu une grande influence sur ton oeuvre et tu as dit que ce qui compte n’est pas seulement de choisir les passages que tu intègres dans tes dessins, mais le fait que ces passages eux-mêmes deviennent ton contexte. Peux-tu expliquer cela ?
RP: Je pense que c’était en référence à mes dessins où le texte est directement découpé et collé (ce qui n’est pas toujours le cas). La différence ne tient pas vraiment à cela. Il y a des cas où le texte de mes oeuvres est emprunté ou volé, dans des livres principalement, ou bien j’en donne ma propre version. Beaucoup d’écrits sont aussi de moi. Mais si quelqu’un prenait chaque dessin et essayé de remonter à sa source, on verrait que la plupart d’entre eux sont reliés à un livre ou à un texte.
BLVR: Tu as dit aussi que bien que tu y travailles, le dessin a toujours quelque chose d’une corvée et que ce que tu préfères, c’est écrire. Cela a-t-il toujours été le cas ?
RP: Oui, vraiment. Je crois que j’ai toujours préféré écrire. Si l’on regarde chacune de mes expositions ou chacun de mes livres — je suis considéré comme quelqu’un qui a beaucoup produit sans contrepartie — on comprend ce que je veux dire. Mais le dessin est aussi une de mes occupations préférées.
BLVR: Commences-tu tes images par le dessin ou par le texte ?
RP: Il n’y a pas de formule prédéfinie. Bien que j’imagine qu’à l’heure actuelle, j’ai tendance à commencer par le dessin. Au début, pendant quelques années, je ne faisais pas du tout comme ça. C’était toujours l’idée qui venait en premier, et l’idée contenait le concept visuel de l’image, et alors je m’y mettais et faisais le dessin. Maintenant, c’est une combinaison des deux.
BLVR: Peux-tu me citer certaines de tes influences littéraires?
RP: Si j’avais un service à rendre aux personnes intéressées par la nature de mes emprunts, je dirais – et cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’un de mes écrivains favoris – que Henry James est le plus évident, à la fois pour sa fiction et sa correspondance. Je viens aussi de lire la correspondance d’Emily Dickinson, mais je ne pense pas avoir déjà pris quelque chose dans ses poèmes, pas encore du moins. Il y a aussi Thomas Browne, et Ruskin. J’emprunte au roman noir, mais c’est une influence principalement visuelle. Mickey Spillane est un écrivain intéressant, d’une certaine façon. Son côté direct. Il faut se souvenir qu’il a commencé par la bande dessinée, ce qui fait sens. Mais, j’insiste, je ne dis pas cela de façon négative. Il était vraiment trop avec ses dessins noirs et blancs sans aucune demi-teinte. Aujourd’hui, il pourrait publier dans Commentary ou Public Interest. Visuellement, le roman noir a été et reste une influence majeure sur mon travail.
Il y a eu une période où beaucoup de mes images sont venues de la télévision. Cela décevra peut-être certains de mes fans, parce que cet univers visuel est aujourd’hui bidon, mais pendant longtemps j’ai eu un magnétoscope et j’empruntais des images à la télévision. Des extraits de cinq secondes piqués dans Peter Gunn et dans des films noirs des années trente, quarante et cinquante. Si on regarde la télé de cette façon, on constate qu’il s’agit presque toujours de cadrages en plan rapproché. Les seules compositions visuellement intéressantes ont trait à la violence, avec des armes à feu, des coups de poing et des corps. C’est toujours un extrême ou l’autre. Donc c’était moins parce que j’avais cet intérêt durable pour la violence ou les gangsters, que parce que seules ces images étaient visuellement intéressantes. On pourrait dire cela d’à peu près toutes mes images. Il ne s’agit pas tellement d’une implication ou d’un engagement émotionnel. Mais c’est très important, parce que ces quelques années passées avec le magnétoscope branché sur ma télé me poursuivront jusqu’à la fin de ma vie. Une fois que les choses rentrent dans le discours critique, elles y restent et se multiplient comme des virus jusqu’à ce qu’elles prennent le dessus sur l’artiste. Sérieusement. Certains artistes s’en arrangent et deviennent ce qu’on les a fait devenir. Certains se rebellent, changent d’attitude et se redéfinissent. Je ne fais consciemment ni l’un ni l’autre. Mais cela sera toujours la première chose que les gens penseront à mon sujet, qu’ils aient vu mon travail ou non. Je ne m’en plains pas plus que cela. C’est comme avec le punk : je pense que ça a été très important en musique, que je l’ai vécu et tout ça, mais maintenant je vais être l’artiste punk pour le restant de mes jours. Ce qui d’une certaine façon est amusant et en dit long sur la presse et les critiques.
BLVR: Les gens ont l’air de bien aimer te ranger dans une catégorie.
RP: Ouais. C’est drôle, parce qu’on ne regarde plus vraiment les choses de très près dans le monde de l’art aujourd’hui. C’était le cas auparavant. Il y a eu un temps où l’on analysait en détail les tableaux ou les sculptures, presque jusqu’à la parodie ou jusqu’au ridicule, mais plus maintenant. Ce n’est pas que je méprise la presse ou que je veuille m’en prendre à la critique : dans l’ensemble, je pense que le niveau des écrits sur l’art est très élevé.
BLVR: Mais est-il juste de dire que les thèmes du film ou du roman noir – la sexualité dépravée, la violence, la haine de soi-même, les femmes qui sombrent dans l’alcoolisme – sont récurrents dans ton oeuvre?
RP: Ouais, c’est une interprétation possible. Mais comme je disais, cela a plus avoir avec certaines formules, certaines compositions propres au film ou au roman noir. Personnellement, je n’aime pas la violence et le sang. Je détourne le regard dès que je vois quelque chose comme ça. Pour moi comme pour beaucoup de gens, c’est dans les œuvres d’art que ce genre de sujet a de l’intérêt. Rien que l’action, la suggestion de la violence, a tendance à provoquer une réaction plus intéressante. Par ailleurs, je ne suis pas une sainte nitouche. Je suis pour l’ouverture des prisons.
BLVR: Penses-tu que ton œuvre soit ouvertement sinistre ou morbide, ou bien a-t-elle plus à voir avec l’espoir et la rédemption ? (Je ne veux pas dire au sens biblique du terme.)
RP: Je ne sais pas si cela va vraiment si loin dans cette direction, si même mon oeuvre commence ou finit là. Je crois en la rédemption, certainement, autant qu’il peut y en avoir sur terre. Pour information, je ne crois pas en la rédemption au sens spirituel du terme. Mais mon travail est beaucoup plus compliqué que rédemption ou non-rédemption. J’ai bien conscience qu’il est dangereux, au niveau personnel comme au niveau politique, d’adopter une autre voix que celle du pardon. Les enjeux sont trop élevés aujourd’hui. Je ne veux pas exprimer la violence, la colère ou la haine avec mon art. Je veux exprimer le pardon. C’est la nature de mon oeuvre en général. Elle exprime l’amour, la compassion, le genre de choses qui n’ont de sens que dans le contexte de l’expression des émotions.
BLVR: Certains de tes dessins — et je pense particulièrement à celui avec le revolver et la phrase “Ma période de dépression dura cinq coups à vide,” ou la vieille femme avec les mots « Ma mère était un monstre qui mangeait les enfants » — sont sinistres, à moins qu’il ne s’agisse que d’humour noir. Quoi qu’il en soit, il y a ce décalage entre images et textes qui apportent beaucoup d’humour.
RP: Globalement, c’est vrai. En général, c’est lié au fait que l’image et le texte sont en complet décalage, sans rapport et associés de façon quasi aléatoire, si bien qu’ils n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point c’est conscient de ma part. Je n’ai jamais été bon pour planifier ou orienter mon œuvre vers des choses spécifiques. Aussi, ce genre de choses tendent à être intégrées jusqu’à devenir une seconde nature. C’est une technique pour susciter le conflit et la résolution, mais je ne cherche pas la chute comme dans les dessins humoristiques. Le travail d’Eisenstein portait entièrement sur la collision des images, avec des montages et des fragments de choses très différentes. Mais cela peut devenir banal si une caractéristique ou une technique est poussée trop loin.
BLVR: Certains de tes dessins sont plus « finis» – faute de trouver un meilleur terme – que d’autres. Est-ce un trait de style lié au contenu des dessins ? Fais-tu exprès de mal dessiner parfois ?
RP: Non, je ne pense pas que ce soit le cas. Sauf si, occasionnellement, j’essaye d’obtenir une émotion particulière dans un dessin. Je ne sais pas si ça m’arrive souvent. Mais autrement, non, je n’essaye pas de mal dessiner. Tu fais peut-être allusion à mes premiers dessins. Une partie de mon travail peut donner l’impression qu’il provient d’une tout autre personne. Et c’est vrai, en un sens. J’ai tendance à penser que mes œuvres de jeunesse sont meilleures que ce que quiconque pouvait attendre de moi à l’époque, ou même maintenant. Je pense de toute façon que, depuis un certain temps, mon travail devient beaucoup trop… je ne sais pas, ça manque des meilleures choses que le dessin peut offrir : la facilité, la capacité à représenter les choses en quelques coups de pinceau, sans ramer pendant des heures en essayant ceci et cela et en repeignant de nouveau. Cela ne s’arrange pas. Au contraire, je sens que je perds quelque chose. Et parfois, j’aimerais pouvoir retrouver mon dessin des débuts. Mais je ne pense pas que cela soit possible. C’est possible d’essayer, mais je pense que ça finirait inévitablement par ressembler à ce à quoi ressemble l’œuvre d’un artiste quand il s’intéresse aux dessins d’enfant.
BLVR: Pourquoi penses-tu cela?
RP: Je ne sais pas. Je ne sais pas comment interpréter ce genre d’oeuvres. Je passe à côté du message.
BLVR: Penses-tu que ton processus créatif soit devenu plus délibéré avec l’âge ?
RP: Je ne sais pas. On peut devenir trop proche de ce qu’on fait au moment où on le fait et du coup perdre son acuité critique. C’est comme quand j’entre sur la piste de danse et que tout le monde s’écarte et s’arrête pour regarder. Je ne sais pas comment je fais. J’espère que le fais bien. Peut-être pas. Je plaisante, mais ce que je veux dire, c’est que cela revient au même.
BLVR: Donc, ce qui compte, c’est la réaction de ton public ?
RP: Ouais, c’est affaire de réaction et celle-ci joue un rôle avant aussi bien qu’après. Mais je suis vraiment un cas à part en matière de public, parce que ma communauté de fans… Je ne suis pas sûr qu’elle existe à proprement parler. 

“EN REALITE, J’AIME BEAUCOUP LE BASEBALL, LE SURF ET GUMBY »

BLVR: Les sujets récurrents de ton œuvre (les surfers, les trains, les bateaux, les joueurs de baseball, les gens comme Charles Manson et Elvis) : que représentent-ils pour toi ?
RP: Je ne pense pas avoir déjà fait une image dans l’idée qu’elle réapparaisse par la suite. Ce qui se passe, c’est qu’après avoir dessiné un de ces sujets, on ne peut pas les abandonner. Ils ont encore des choses à dire. D’une certaine façon, ils acquièrent une vie qui leur est propre. Les gens doivent pensent que ces images découlent forcément d’un rapport obsessionnel avec leurs sujets, et que l’on ne peut que faire cinquante dessins de Gumby ou de Manson. Mais ce n’est pas comme ça. En réalité, j’aime beaucoup le baseball, le surf et Gumby. Manson, je ne suis pas très fan de certaines choses qu’il a faites, mais il y a d’autres choses qui sont intéressantes. Je ne défendrais pas tout ce qu’il a fait. Mais en tant que sujet, sur le papier, il y a quelque chose d’intéressant, quelque chose à écrire à partir de cela. Certaines figures, sans même que je le veuille, deviennent des sujets. Qu’il s’agisse de trains ou de personnes. Parfois, c’est davantage la nature visuelle du sujet qui me conduit vers lui. Visuellement, le sujet peut constituer un obstacle qu’il faut essayer de surmonter. Mais quoi qu’il en soit, je ne commence jamais avec le projet de faire une série. Sinon, j’aurais procédé ainsi dès le début. Une série apparaît toujours après coup.

BLVR: Entre l’écriture et le dessin, quel est celui qui mène à l’autre ?
RP: Ce n’est pas si clair, ce n’est pas comme si je rêvais en images et que mes pensées au réveil étaient du texte, ou encore comme si mes rêves éveillés se transformaient en illustrations légendées. En réalité, je ne sais pas si c’est bien de trop séparer les deux. Mais, oui, l’un dépend de l’autre. Il y a toujours une image latente ou implicite dans ce que j’écris. Je suppose que presque toujours, si je fais un dessin, il y aura un texte qui ira avec. Maintenant, je ne veux pas aller plus loin à ce propos, sinon cela revient presque à s’excuser d’écrire, comme si en leur adjoignant un texte je condamnais les images à une quelconque impureté. En art, l’impureté n’est pas un péché mortel. On est toujours en plein dedans. Je dis cela seulement parce que je n’ai pas fait beaucoup de dessins sans texte. Il y en a certains, mais très peu. Si je faisais des dessins humoristiques, cela serait plus facile. 
BLVR: Tu as gagné cette année le Bucksbaum Award lors de la Biennale du Whitney, un prix « décerné à un artiste susceptible d’influencer durablement l’art américain ». Te considères-tu comme une figure représentative de l’art américain ?
RP: Y aurait-il le début d’un consensus pour dire que je ne le suis pas ? Ou que je ne méritais pas le prix ? (Rires.) Je sais qu’ils veulent que je le leur rende. J’ai entendu des rumeurs comme quoi ils auraient fait une erreur et que tout cela serait un malentendu. Ils sont désolés. Mais je leur ai dit que l’argent s’était déjà évanoui. J’ai tout dépensé aux courses.
BLVR: De chiens ou de chevaux ?
RP: Nous n’avons plus de chiens en Californie. Il faut avoir un permis, verser de l’argent au gouvernement, tenir compte d’intérêts particuliers. Il n’y a plus que les chevaux aujourd’hui. Mais j’élève des chiens pour le combat.
BLVR: C’est illégal, non?
RP: Oui, mais à Los Angeles tout est illégal. Même respirer.
BLVR: Nous parlons d’un sport sanguinaire, non ?
RP: Écoute, je dresse des chiens et je les fais combattre. Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire, et je ne tiens pas vraiment à en parler. J’ai aussi une association caritative grâce à laquelle je donne des chiens aux enfants défavorisés. Tout le monde ne peut pas s’offrir un chien, et cela aide les enfants à devenir plus responsables.

“AVEC LA CRITIQUE,  CELA NE SE PASSE JAMAIS SEULEMENT ENTRE LE CRITIQUE ET L’ARTISTE,  OU ENTRE LE CRITIQUE ET LE COMMISSAIRE – CELA SE PASSE ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS. »

BLVR: La boucle est donc bouclée — est-ce que tu ressens une certaine pression depuis que tu as reçu le prix du Whitney?
RP: Non, c’est totalement abstrait, même l’argent. Bon, cela dit, quand on est abominablement riche, c’est de la mauvaise foi de dire que c’est seulement une abstraction. Il ne faut quand même pas pousser. Mais je ne le prends pas comme une pression. Pour autant, je ne veux pas avoir l’air détaché ou faire comme si cette récompense n’avait aucune importance pour moi. Comme n’importe quel prix, ce prix force ma reconnaissance et me fait me sentir tout petit. On ne m’a décerné que deux prix jusqu’à maintenant, mais l’un comme l’autre étaient d’un montant de 100 000 dollars, donc je ne suis pas à plaindre.
BLVR: Je crois n’avoir lu qu’une seule bonne critique de la Biennale du Whitney.
RP: Il n’y a jamais de bons comptes rendus. Mais je pense que cette année, ils ont été généralement plus positifs que depuis bien longtemps. C’est drôle, parce que selon les critiques, chaque Biennale, chaque Documenta, chaque exposition régulière de ce genre est toujours mauvaise. Parmi tout ce qui a été écrit à propos de la biennale du Whitney, je ne pense pas qu’il y ait jamais eu quoi que ce soit de véritablement positif. Parfois, les critiques aiment un artiste — c’était sans doute le cas pour moi cette année — et c’est habituellement quelqu’un qui n’est plus dans la fleur de l’âge, parce qu’il faut pouvoir le comparer avec tous les autres. Ces pauvres critiques… Comme s’ils allaient vraiment voir les expositions, de toute façon. Cela affecterait sans doute leur santé physique ou mentale si on les forçait à y aller. C’est très révélateur de l’état de l’art aujourd’hui. Le monde irait mieux s’ils n’avaient pas autant écrit. Mais je crois que je suis en train de penser à voix haute, ce qui dans une interview est toujours dangereux. Beaucoup d’artistes ont des agents publicitaires qui les vendent. Sinatra en avait un. Je devrais faire pareil.
BLVR: Les critiques adorent détester certaines grandes expositions.
RP: Tu sais pourquoi? C’est parce que ça les atteint trop directement. Les critiques et les organisateurs d’exposition sont des ennemis naturels. Les critiques pensent que les personnes qui ont assez de cran pour organiser une expo de la taille de la Biennale pètent de toute façon plus haut que leur cul. Les critiques et les commissaires sont souvent trop proches. C’est une de ces quelques occasions où se manifeste dans le monde de l’art une certaine transgression des limites bien établies entre critique et commissaire. Car le lien a toujours été très mince entre les deux.
BLVR: Mais les critiques semblent adorer les méga rétrospectives d’artistes établis au MOMA ou au Met. Est-ce que leur répulsion envers la Biennale et les autres expos de ce genre aurait quelque chose à voir avec les jeunes artistes qui y sont généralement représentés ?
RP: C’est évident. Avec la critique, cela ne se passe jamais seulement entre le critique et l’artiste, ou entre le critique et le commissaire – cela se passe entre les vivants et les morts. Ce genre de critique vous ramène au cœur de la nature humaine. Tout être vivant, et particulièrement si c’est un pair, constitue une menace. Tu le juges et il te juge. Parfois c’est une bonne chose. Jalousie, rancœur, compétition, tout cela peut être bon en art. Mais la plupart du temps, cela te met dans une position dangereuse et désavantageuse, qui te prive de tout un tas de choses. En art, on peut donner le meilleur de soi-même en dehors de toute compétition. Je ne suis pas anti-compétition, mais au niveau individuel, cela peut avoir quelque chose de dégradant, pour les perdants comme pour les gagnants. Et rien n’oblige à ce que cela se passe ainsi. Je suis plutôt bien arrivé à m’en sortir sans en passer par là et je suis soulagé de ne pas éprouver de rancœur.

Notes

[1] NDT : Yojimbo est un film de samouraï réalisé par Akira Kurosawa en 1961. Usagi Yojimbo : (qui signifie en japonais « Le Lapin garde du corps ») est un lapin samouraï, héros d’une série de comics créée par Stan Sakai en 1984.