Qui revendique l'altérité ?

Lili Reynaud


« En tant que postcoloniale, je suis préoccupée par l’appropriation de ‘l’histoire alternative’ ou ‘des histoires’ au pluriel. Je ne suis pas historienne de formation. Je ne peux pas revendiquer une expertise quelconque pour ‘refaire l’histoire’, au sens de la réécrire. Mais je peux être utilisée comme un exemple de la manière dont des narrations de l’histoire sont négociées. (…) De tous les outils utilisés pour développer des histoires alternatives –genre, race, ethnicité, classe- celui de classe est certainement le plus abstrait.[1]»
Dans sa conférence intitulée « Qui revendique l’altérité ? »,  donnée en 1989 à l’invitation de Barbara Krüger, à la Dia Art Foundation, Gayatri Chakravorti Spivak, chercheuse en sciences humaines indienne, s’inquiétait de la manière dont les revendications identitaires ‘alternatives’, pouvaient être utilisées, appropriées. Quoi qu’elle considérait le concept de classe comme ‘le plus abstrait’de tous les outils rendant possible une compréhension du monde –et, par extension, pour ce qui nous intéresse, une compréhension de la production d’art- libérée de l’exclusivité des dominations eurocentristes et masculines, elle n’en faisait pas moins le pivot de sa réflexion critique sur l’utilisation des identités alternatives, situant résolument son développement dans la tradition de pensée marxiste.
Tout à fait inversement, j’écarterai dans ce texte le concept de classe, ‘le plus abstrait’, car il s’y agira de convoquer des identités figurées. Et de parler au sens figuré, même fantasmé. A travers cette figuration fantasmatique, je  m’écarterai dangereusement du réalisme critique et de la suspicion de Spivak envers la consommation de l’Autre en tant que valeur de différentiation et de séparation. Je me laisserai aller à une certaine fascination, en essayant de ne pas me délecter naïvement à la consommation de cultures exotiques. Si possible. « Toute critique de ces phénomènes de séparation doit commencer là où les zones et les sphères dans lesquelles l’Un – ce qui devient pour moi objet de critique politique- et l’Autre – ce que je représente peut-être pour moi-même avec ce langage d’amour, de séduction et de rapprochement, à savoir l’enthousiasme des fans, initialement sans orientation- sont irréconciliables et brutalement séparés[2] »

Les revendications des femmes au XXème siècle ont à peu près suivi l’évolution de celles des peuples colonisés, puis des ‘so called’ minorités dans le contexte post-colonial et post-moderne. Aux Etats Unis, dans les années soixante les revendications féministes s’articulent autour de mécanismes intellectuels et d’outils concrets proches de ceux des communautés noires et gays. Pour aller vite, gender studies, minority studies et queer studies s’articulent sur des bases communes et désignent un même ‘dominant’. (Appelons le l’Occident Masculin, ou le Masculin Occidental. Qu’on le considère comme une fiction ou la réalité importe très peu ici, où il s’agit autant de mythes que de faits. Et ça ressemble à un fantasme gay). Aujourd’hui, il semble que chacune des minorités -de plus en plus spécifiques, de plus en plus localisées- aux noms desquelles se sont développées ces studies ait de moins en moins de choses en commun avec sa voisine. « La reconnaissance de la différence absolue présuppose une connaissance transculturelle extensive -connaissance qui n’aurait pas été possible si les divisions culturelles avaient toujours constitué des barrières imperméables à la compréhension-. (…) Pourquoi les assertions de l’ethnocentrisme et de l’intraduisibilité, prononcées au nom de la Différence, sont elles devenues une alternative séduisante et respectable aux travaux impliqués dans la translation, dans l’internationalisme de principe, dans la convivialité cosmopolite ?[3] ». Ces derniers termes peuvent sembler dépassés, tout comme il pourrait sembler que chacun ait accédé à la reconnaissance de ses droits, voire à une représentation uniforme et égalitaire.
Or, on sait bien que malgré les améliorations -pas toujours constantes et égales, d’ailleurs- il n’existe rien qui ressemble de près ou de loin à une représentation uniforme et égalitaire. On sait que malgré les efforts déployés pour permettre à chacun d’accéder à ses 15 minutes de représentation dans le grand globalisme (ou glocalisme), les statistiques –et les intentions ?- restent globalement (et localement) pas si probantes. A titre d’exemple, une statistique[4] réalisée en 2002 entre 1970 et 2002 sur le TOP 100 des artistes les plus dynamiques (un intitulé qui prête à rire) montrait que les artistes non occidentauxreprésentaient seulement 8% de ce palmarès dans les années 1970 et seulement 11% en 2002. Ce qui fait une différence de seulement 3% à l’ère de la globalisation. En ce qui concerne les femmes, elles étaient seulement 4% en 1970 et 22% en 2002 ; leur progression est bien plus nette, mais ça ne fait toujours pas le compte …
On sait encore que l’un des effets pervers de ces efforts -qui sont quand même faits, les progressions précitées le prouvent- est de ‘lisser’, en quelque sorte, les aspérités des discours et des esthétiques de ces identités alternatives, de casser leur marginalité, et tout ce qui fait qu’elles ne se glissent pas avec fluidité dans le Système Dominant ou le Centre. (Appelons les ainsi et gardons les couplés. Qu’on les considère comme des fictions ou la réalité importe très peu ici, où il s’agit autant de mythes que de faits.) De toutes les manières, le Système Dominant ou le Centre s’attachent inexorablement à absorber cette marginalité, à la célébrer pour mieux la neutraliser, en faisant une forme de tendance comme une autre. C’est d’ailleurs ce contre quoi s’articule, entre autres choses, la circonspection de Spivak, et de quelques artistes. « Mon problème (…) est de  rendre [mes oeuvres] capables de résister à leur récupération en forme de mode ou de tendance, de résister à la réduction de mes idées en forme d’esthétique matérielle [5].», déclarait récemment Kendell Geers.

Cela dit, c’est cette marginalité, avec ses discours et ses esthétiques (matérielles ?) et même un certain folklore, qui m’intéresse aujourd’hui. Parce que, à condition qu’on se donne la peine de pas entièrement cloisonner nos revendications et nos aspirations comme autant de petites particules de 15 minutes, cette marginalité reste une chose, assez évasive et générale, que nous avons en commun dans nos spécificités différentielles. Du moins, une chose commune à ceux qui ne glissent pas souplement dans le Système Dominant ou le Centre, qui ont quand même le loisir d’analyser leur position sur cette figure abstraite de la convergence – position qui irait de périphérique à Ovni- et de tirer quelque chose de productif à partir de cette situation marginale.

En 1974, Adrian Piper se déguisait en homme noir, coiffure afro et grosse moustache, dans une série de genres de photomontages bruts (plutôt des collages et des gouaches sur photographies) intitulée The Mythic Being : I / You (Her). Piper exagère ses traits ‘négroïdes’, se stéréotype, mais surtout elle change d’identité sexuelle. Grand cumul. Elle s’approprie la figure même de la domination masculine, ou plutôt son cliché populaire, avec, en creux, la négativité raciste de cette figure virile dans l’imaginaire et les fantasmes blancs. Mais ça va plus loin, vers une recherche identitaire plus fondamentale et universelle, du type : «Je suis qui, quoi, où ? Pourquoi ? Pour qui ?». En outre, le titre (quelque chose comme l’Etant Mythique, en français) insiste sur la séparation de cette œuvre -et de cette identité- d’avec la réalité.
« Dans « Space Is the Place », Sun Ra visite un bureau des Black Panthers et doit d’abord se laisser interroger par des femmes méfiantes : est-ce que lui et sa cour à l’égyptienne seraient « for real »? Il répond qu’aux Etats-Unis, les Noirs, fondamentalement, ne le sont pas,car, en fait, ils n’ont rien à dire, pas de pouvoir, ils sont un mythe. Mais alors, dans quelle mesure cette réponse est-elle for real?[6] »
Dans quelle mesure le travail performatif purement spontané et ‘sauvage’ de Peter Berlin, icône gay underground des années 70, est il « for real », alors que, de son propre aveu, il marche dans la rue à San Francisco pour provoquer chez l’Autre l’impression d’avoir croisé une apparition, d’avoir halluciné. Sentiment d’irréalité accru lorsqu’il explique[7], qu’il ne ‘pratique’ jamais physiquement sa sexualité, en préférant une autre qui consiste à être regardé et suivi dans la rue, disparaître, puis être repéré à nouveau, et ainsi de suite. Une chimère bandante, un mirage cru, et inversement. John Waters décrit la ‘sensation’ Peter Berlin par une analogie avec un personnage à la féminité exacerbée, voire caricaturale : « Jane Mansfield se promenant sur Sunset Boulevard avec une bouteille de lait  sous chaque bras[8]» Mais on l’a également comparé à Garbo, l’égérie Camp absolue. Et encore une inversion de genre. Ou une subversion de genre, ainsi que l’entend Judith Butler[9] ?
(A peu près à la même période que tous ces faits ou mythes ont été produits, les Kinks chantent « Boys will be girls and girls will be boys/ It’s a mixed up muddled up shook up world / Except for my Lola[10] » et Lou Reed « Hey babe, take a walk on the wild side / And the coloured girls go, doo doo doo, doo... [11]» 
Un peu plus tard, Richard Hell déclare au magazine musical anglais NME : « Punks are Niggers[12] ».)

Sur la quatrième de couverture de l’édition Taschen du fanzine Butt, on peut lire : « En mai 2001 le premier numéro de Butt atterrit avec fracas ; il était temps de secouer l’image clean et intégrée de l’homosexualité. (…)Avec un matériel tel qu’un format scandaleusement simple, des photos candides et des questions / réponses explicites,Butt prouve que la ‘gayness’ subversive est toujours vivante [13].» De nouveau, il s’agit d’exhiber ‘matériellement’ et esthétiquement la différence, de prouver qu’elle existe, pas seulement de manière identitaire mais aussi en tant que miroir critique, contre une intégration ajustée sur des conceptions morales et esthétiques qui lui sont à priori étrangères : le mariage, par exemple. La subversion contre l’intégration, donc.
Le révérend Chris Korda, producteur d’une house music brillamment décadente, figure sophistiquée du travestissement (un sosie de Louise Brooks), disciple de la Church of Euthanasia, est plus extrême. Dans une interview fictive, il confirme la véracité de son église et de leur leitmotiv : « Save the Planet Kill Yourself ». « - Etes vous sérieux ? - Absolument. We are for real. Nous sommes une église plutôt panthéiste. Nous révérons ‘The Being’. Nous révérons la Terre, dans le sens des Natifs américains[14]. » Son hit (quoique relativement confidentiel, on l’imagine) post 11 septembre 2001, « I Like To Watch», scandé d’une voix robotique, constitue quant à lui la réponse idéale aux modalités du désir chez Peter Berlin. En s’appropriant les accessoires de la religion puritaine, style télévangélisme, avec sa hiérarchie, ses disciples, ses techniques de diffusion de masse, son prosélytisme, et des ingrédients de religions dites ‘primitives’, Chris Korda, prêtre travesti qui appelle à la sodomie et à l’arrêt de toutes les naissances à des fins écologiques (le sauvetage de la planète Terre), condense les multiples ‘identités’ qui en font le parfait ovni du XXIème siècle.
« I got a dichotomy inside of me like sodomy my brain and body fight on the potty part of me wants a lobotomy[15] »Toujours en 2001, Princess Superstar s’immisce dans le monde majoritairement noir et masculin du hip hop… Elle souffre en effet d’un problème de dichotomie, celui de la princesse blonde, new yorkaise, middle class, qui veut se servir des outils musicaux des communautés afro américaines, plutôt survirilisés (malgré des exceptions notables: Missy Elliott, Lady Saw, ESG, Shystie, et j’en passe…). Comme Eminem ou Sacha Baron Cohen incarnant Ali G dans Ali G In Da House, Princess Superstar est une Wigger (contraction des mots White et Nigger). Les Wiggers sont des blancs qui s’approprient les termes des cultures noires ancestrales et urbaines. Elvis lui-même était un Wigger (et une pin-up). Le phénomène est donc loin d’être contemporain[16], il existe depuis la fin de l’esclavage (avec, par exemple, les minstrels, ces blancs qui se déguisent et se maquillent en noirs). Sauf qu’il se complexifie à mesure que la reconnaissance des minorités avance. Pour Paul Gilroy, défenseur de Sacha Baron Cohen (accusé d’exploiter la culture des communautés noires et de la faire entrer dans le mainstream à leur détriment), le débat « nous en dit beaucoup sur l’anxiété contemporaine en ce qui concerne l’intégrité des identités marginales et la valeur fluctuante des cultures minoritaires. [17] » Et d’ajouter : « La source commune [des réactions hostiles envers Ali G] réside dans une anxiété quand à ce qu’il est et une incertitude radicale quant à ce qu’il pourrait être.[18] »

Les quelques postures que j’ai décrites relèvent du spectacle, de la parodie, de l’artifice, bref d’une certaine conception – élevée- du divertissement (à l’exception d’Adrian Piper, qui joue néanmoins avec les codes de race et de genre sur un mode caricatural et parodique). Elles s’incarnent donc mieux à l’intérieur de l’industrie du spectacle, quoiqu’elles s’évertuent à en déjouer les mécanismes d’assignation et d’absorption. L’authenticité culturelle, au nom de laquelle sont prononcés des discours fondés sur la séparation, est en quelque sorte défiée avec superbe.
Parce qu’elles jouent sur des effets de cumul (un travesti qui n’abandonne pas sa virilité, un blanc qui ne cesse pas de l’être tout en s’arrogeant des principes de production typiques du monde noir, une femme qui n’abandonne pas sa féminité pour squatter des prés carrés de virilité, etc….), elles peuvent permettre de penser cette communauté d’identités marginales (la trilogie symbolique femmes-noirs-queers), non seulement comme étant capable de relations entre elles, mais aussi avec ce que j’ai appelé, par convention, le Système Dominant ou le Centre (et dont il importe peu, ici où il s’agit autant de mythes que de faits, qu’ils soient une fiction ou la réalité).
La subversion du genre et de la race, l’appropriation culturelle -à condition qu’elle s’exerce à des fins d’émancipation, et non d’annexion- peuvent questionner la validité des termes à partir desquels le monde est partitionné et perçu, et ce faisant, interroger l’identité de manière à la fois politique et existentielle.

 

Merci à Cédric Vincent et Philippe Comtesse.

Notes

[1] Gayatri Chakravorti Spivak, Who Claims Alterity ?,  in Remaking History : DIA Art Foundation Discussions in Contemporary Culture, eds. Barbara Kruger et Phil Mariani, n°4, 1989, p. 269-92. (ma traduction)

[2] Diedrich Diederichsen, Perdu sous les étoiles, Mothership et autres solutions de remplacement de la terre et de ses étoiles, Presse du Réel, Dijon, 2007, p. 173 (paru sous le titre original de Loving the Alien, Berlin 1998.)

[3] Paul Gilroy, Postcolonial Melancholia, Columbia University Press, New York,  p. 8. (ma traduction)

[4] Ulf Wuggenig, Fictions, Myths, Realities. Centres, Peripheries and Art. in cat. Next Flag, The African Sniper Reader, Migros Museum, JRP Ringier, Zurich, 2005, p. 43,44.

[5] Kendell Geers en conversation avec Daniel Buren et Nicolas Bourriaud, With The Effectiveness of a Tank, in cat. Next Flag, p. 151. (ma traduction)

[6] Diedrich Diederichsen, op. cit. p. 197

[7] Jim Tushinski, Peter Berlin, That Man, 2006.

[8] John Waters dans That Man.

[9] Voir Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, Routledge Press, New York, 1990.

[10] Ray Davies, Lola, album: "Lola Versus Powerman & The Moneygoround" , 1970.

[11] Lou Reed, Take a Walk on the Wild Side, album Transformer, 1972

[12] in New Musical Express, 29 octobre 1977, cité par Dick Hebdidge dans Subculture, The Meaning Of Style, 1979, Routledge, Londres, p. 62.

[13] Butt Book, Taschen, 2006. (ma traduction)

[14] Interview with rev. Chris Korda of the Church of Euthanasia by $aint @ndrew http://www.churchofeuthanasia.org/e-sermons/ogyrintv.html

[15] Princess Superstar, Dichotomy, album Princess Superstar Is, 2001.

[16] Voir à ce sujet Norman Mailer, The White Negro, Superficial Reflections on the Hipster, 1956, et surtout Dick Hebdige, Subculture, The Meaning of Style, 1979.

[17] Postcolonial Melancholia, op. cit. p. 133 (ma traduction)

[18] Op. cit. p. 134.