SANS DESIR A LA FIN DU XXIème SIECLE

Yannick Miloux


En feuilletant le catalogue Hypermental (Kunsthalle Zürich, 2000), on trouve, pages 63 et 64, recto-verso, deux reproductions en noir et blanc de deux oeuvres de Richard Hamilton, réalisées à 38 ans d’intervalle, qui abordent le même thème de la domesticité. Comparons ces deux oeuvres, l’une très connue, véritable icône fondatrice du pop art anglais, le modeste collage Just what is it that makes today’s home so different, so appealling ? (1956, 26 x 25 cm, coll. Stadtische Galerie Stutgart) et sa version plus récente, tout aussi réduite (23,7 x 36,4 cm) éditée à 30 exemplaires en 1994.

Précisément décrit par l’artiste Écossais Thomas Lawson en 1987[1], le premier collage de Hamilton ressemble à un décor, mise en scène de la modernité, un showroom rempli de choses dernier cri – il y a du mobilier danois moderne, une zone moquettée avec un motif « Jack the Dripper »[2], un magnétophone à bandes « reel-to-reel »[3], une télévision où apparaît une charmante jeune femme au téléphone, un aspirateur attaché à un travailleur. Sur le mur du fond, un portrait victorien qui sent le renfermé, est surclassé par un agrandissement d’une couverture d’album de bande dessinée[4] et un lampadaire décoré avec un logo Ford. Au centre de la scène, on voit un couple nu, nobles sauvages du nouveau. Il bande ses muscles en brandissant une sucette Tootsie Pop phallique, fier de ne plus avoir à la remettre en jeu, comme au hockey.
Elle se prélasse sur le canapé se cachant derrière une boîte de jambon en se massant les seins avec un lampadaire pour chapeau. Ce que nous voyons, c’est l’intérieur domestique comme le paradigme d’un rêve privé qui s’identifie avec le fétichisme grand public de la consommation de masse. Le petit collage de Richard Hamilton pose la question : « Qu’est-ce qui rend nos intérieurs d’aujourd’hui si différents, si désirables ? ». Et il répond, de manière directe et rusée, que c’est ce fétichisme du confort, de la monotonie et de l’usage sympathique en continu, qui fait l’unanimité, tant que personne ne fait tanguer le bateau. C’est un petit monde très cosy qui nous est dépeint ici, très britannique dans sa claustrophobie. C’est sécurisé et conventionnel (le moderne n’est après tout qu’une application), mais menacé par des éléments extérieurs (Al Johnson paradant en homme noir par la fenêtre, la surface de Mars depuis le plafond, une collision de nostalgies, passée et future). C’est demain, une somme de moments privilégiés de plaisirs rendus possibles par la production et la distribution de masse emprisonnés dans les interstices temporaires de dangers extérieurs.
Ce collage est devenu célèbre : il a entre autres servi d’affiche pour l’exposition This is Tomorrow, ICA, 1956. Il fut reproduit dans le catalogue, en noir et blanc, en face d’un signe graphique très singulier, à la fois planche d’anatomie et pictogramme, page divisée verticalement en deux aplats noir et blanc, ying et yang, une sorte d’énigme de la perception et du biomorphisme (illusion perceptuelle).

Il inaugure également toute une série d’oeuvres de Richard Hamilton, Interiors, de 1964 à 1997[5]. On y perçoit très nettement l’effet de simplification à travers l’utilisation d’aplats colorés à la façon des Prouns de Lissitzky, l’évolution des lieux choisis (entrées d’hôtel ou lobby, Hôtel Europa, salle de bain, living room, zone de traitement d’hôpital…) et les recherches sur la lumière indirecte, incidente, sur les effets de miroir et les reflets, la télévision, etc…
Notons enfin que ce collage fera l’objet d’une réédition en 1991, selon un procédé d’impression laser en couleurs.
En 1994, Hamilton réalise une nouvelle version de ce thème selon le même procédé d’impression laser en couleurs. Trente-huit ans plus tard, beaucoup de choses ont changé. Elle a pris les choses en main, si l’on peut dire, devenue super woman bodybuildée, bandant ses muscles, lollypop d’un nouveau genre, brandissant un panneau prônant la régulation des naissances. Lui est affairé à sa table de travail suréquipée de téléphones et de matériel informatique. Le signe du Deutschemark sur un des écrans d’ordinateur laisse supposer qu’il boursicote sous le regard d’un buste de Margaret Thatcher caricaturé par Jeff Koons.
Au premier plan, sur une table basse carrée cernée d’un tapis clair, une nature morte présente un four à micro-ondes et une assiette avec des barres de céréales.
Sur le mur du fond recouvert d’un papier peint au motif de circuits imprimés[6], le fameux tableau AIDS en forme de logo de General Idea, reprise du Love de Robert Indiana, surplombe un ensemble home-cinéma où est diffusé un film du même genre que Qui veut la peau de Roger Rabbit ?[7]. Juste au-dessus, la planète Mars est devenue un lampadaire et répond verticalement à la parabole. À droite, un fragment d’image. À travers de larges baies vitrées, surgissent en noir et blanc les lourdes menaces extérieures, manifestations de femmes voilées et chars d’assaut. Ce qui semble avoir le plus changé, c’est l’omniprésence des connexions en tout genre: papier peint en forme de circuit imprimé, réseau d’ordinateurs, parabole, et leur pendant endémique, le sida qui se propage aussi lors de contacts non protégés[8]. Entre le four à micro-ondes et la parabole de circuit télévisé par satellite, la planète Mars au plafond du salon montre la distance qui semble se réduire vertigineusement, alors que les recherches sur la biologie, la biotechnologie, la sécurité alimentaire, laissent planer une menace virale toute proche.
En contrepoint, la caricature de la « Dame de Fer », le film incrusté de dessin animé et le tableau AIDS partagent le même attachement « pop » aux comics, c’est-à-dire à la simplification, à la caricature, et bien sûr à l’humour.
Cependant, les slogans inscrits dans cette combinaison d’images égrènent une litanie beaucoup moins drôle : « DM, AIDS, STOP children… »
Notons que la transformation de l’icône pop Love en Aids par General idea ne change ni la typographie ni les couleurs du tableau de Robert Indiana, tout comme le geste auto promotionnel de Hamilton s’emparant du logo Ricard en 1975[9].
L’appropriation du logo utilise dans les deux cas les mêmes ressorts publicitaires. L’un met en avant le basculement ironique de la sphère privée dans le domaine public (le nom de l’inventeur d’une boisson anisée devient le prénom de l’artiste), l’autre le changement de régime dramatique des préoccupations idéologiques : l’amour devenant le sida. Du prénom au slogan, de l’individuel au collectif, la domesticité se suréquipe en moyens de communication, mais les virus informatiques guettent à leur tour. Du micro au méga, la situation paraît irrémédiablement contaminée. Nos intérieurs sont toujours différents, mais plus du tout désirables[10].
Rendez-vous en 2032…

Notes

[1] « Bunk : Eduardo Paolozzi and the Legacy of the Independant Group », in Lawrence Alloway et al. Modern Dreams, the Rise and Fall and Rise of Pop Art, Institute for Contemporary Art, New York, MIT Press, London, 1988.

[2] Allusion à « Jack the Ripper » ou « Jack l ‘éventreur », ainsi qu’à Jackson Pollock, inventeur du « dripping ».

[3] Un magnétophone à bandes aux fonctions de rembobinage.

[4] Il s’agit du fameux Spirit, de Will Eisner

[5] « Interiors », Dieter Schwarz in Richard Hamilton : Subject to an impression, Kunsthalle Bremen, 1998.

[6] Possible écho à l’oeuvre proliférante de Peter Kogler.

[7] C’est-à-dire qui incruste des personnages de dessin animé sur des fonds filmés.

[8] Le groupe canadien General Idea transforma Love en Aids, l’oeuvre-logo psychédélique devint ainsi par l’efficacité de ce geste un étendard à la cause homosexuelle.

[9] Hamilton détourna d’abord la plaque émaillée du café de Cadaqués, puis trois ans plus tard, la carafe et le cendrier. General Idea détournèrent Love de Indiana en l’utilisant comme motif pour papier peint.